2012
La belle au port flamand...
Aujourd'hui, ils sont venus...
Depuis deux ans qu'elle dort dans le bassin d'hiver de ce port néerlandais, elle en avait presque oublié le crissement des Sebago sur les pontons où ses amarres moussues se soulèvent parfois, en soupirs fatigués, au passage d'une étrave dieselisée...
Elle porte encore au tréfonds d'elle le souvenir mordant de la hargne marine qui l'avait jetée avec indifférence sur une côte ibérique, au mitan d'une nuit sans lune.
Cette nuit de Méditerranée en colère, barbouillée de lambeaux de nuages jaune soufre mâtiné de cendre, bouleversée de déferlantes d'eau salée qui transformaient le cockpit en spa glacial, assourdie par la voix de Poséidon qui égrenait dans les haubans ses arpèges lucifériens...
Elle dort depuis deux ans, laissant pousser généreusement sur ses flancs arrondis qui s'étaient lovés dans la houle atlantique, un pandémonium de cette faune aquatique qui peuple les canaux du nord de l'Europe et qui s'agrippe délicieusement aux jambes des futurs noyés.
Son immobilisme était tel qu'un couple de volatiles avait lâchement profité du départ de la girouette au fil d'une tempête de novembre, pour y entrelacer au printemps suivant, un amas de brindilles récupérées alentours et y déposer leur nichée.
Pas un nid de cigogne, mais presque, qui trônait tout en haut de son fier mât d'aluminium, abri provisoire d'une vigie ailée, et depuis abandonné...
Magnifique incarnation du « nid de pie »...
Devant, Elke, sa maîtresse.
Celle qui l'avait barré, choyée, dans la pétole et les embruns, celle qu'elle avait sauvée de la noyade en bravant, docile, les flots déchaînés jusqu'à se faire jeter à la côte et finir en épave meurtrie, mâchée par les ruades des vagues montant à l'assaut avant de refluer, hargneuses et craintives comme les hyènes qui ne sont courageuses qu'en hordes...
Celle dont le cœur saigne depuis plus de deux ans de voir sa chère et forte compagne décrépir insensiblement au-dessus d'un fond de vase verte.
Derrière elle, un couple.
Elle, blonde, avec les yeux clairs de ces princesses du Nord qui éclairent les nuits sans lune du septentrion. Un sourire charmé sur les lèvres, heureuse et un peu effrayée à la fois de cette nouvelle aventure dans laquelle elle se lance. Par amour.
Lui, brun, les yeux sombres, luisant d'une flamme presque oubliée. Le regard apaisé du chasseur qui caresse des yeux la proie enfin conquise. Avec une étincelle de paix profonde à regarder cette forêt de mâts qui s'inclinent mollement sous la brise de ce jour d'été, rayonnant d'un ciel bleu comme les faïences de Delft et entrelardé de cumulus bouillonnants de vapeur blanche.
Ce sont les nouveaux maîtres.
Ils l'aiment déjà.
Malgré la gale de sa peau jaunie par les intempéries. Malgré les mousses qui peuplent les moindres sillons de ses boiseries grises comme les écorces des arbres centenaires.
Malgré ces pièges filigranes, évanescents, mais mortels aux insectes, et qui dessinent entre montants et filins du bastingage comme des souvenirs du givre qui fleurit sur les carreaux des huttes de montagne, quand les premiers frimas descendent vers la vallée.
Malgré cette barre absente qui transforme son cockpit en baignoire de plastique et rend un peu plus difficile à l'envie d'embruns, de se souvenir des frémissements d'avant, lorsque son étrave fendait l'eau et que la main du barreur, reposait sur ce morceau d'acajou autrefois verni, comme la main de l'homme sur le flanc d'une amante essoufflée.
Malgré la somme d'efforts et de cœur qu'ils vont devoir donner pour que la belle endormie redevienne un jour ce bateau étincelant aux voiles immaculées, à l'étrave ornée de moustaches d'écume, la coque chantant ce murmure profond qui traverse toujours un bateau lorsque, appuyé sur sa hanche et tenu d'une main légère, mais déterminée, il emmène son capitaine voir ce qui se cache derrière l'horizon...
Ils l'aiment déjà, car ils voient ce que d'autres ont déjà oublié et qui n'attend plus que de renaître à la vie, de reprendre la mer.
Ils l'aiment déjà, car elle va les aimer de la faire vibrer de nouveau, de découvrir avec elle tous ces trésors de vie, de patience, de curiosité, et d'inconnus qui font le sel des voyages à la voile.
Elle va les aimer de vouloir repartir avec eux tracer dans les nuits d'été un sillon phosphorescent sous la lune et son velours sombre piqueté de milliards d'étoiles.
Elle les aime déjà, de savoir qu'ils la veulent.
Depuis deux ans qu'elle dort dans le bassin d'hiver de ce port néerlandais, c'est sa première nuit blanche. Pas à cause des grenouilles qui bavardent à qui mieux mieux sur les berges. Pas à cause des canards, compagnons fidèles de ces dernières années, qui se pressent sous sa poupe relevée.
Si elle ne peut pas dormir, c'est parce que le sourd frémissement de l'eau le long de son gouvernail augure de futures traversées.
C'est parce qu'ils reviennent dans quelques jours, pour prendre vraiment possession d'elle. Et elle, d'eux.
Elle a assez dormi. Une nouvelle vie commence.
Premières ablutions
Aujourd'hui, ils sont revenus.
Cette fois-ci, à trois. Mon nouveau capitaine, son Premier matelot et le Mousse.
Dans un grand fourgon blanc et vide... ou presque !
Presque, parce que le premier geste de mon nouveau capitaine a été d'installer un nouveau panneau de descente. En teck, tout neuf ! En deux temps, trois mouvements, ma descente ressemble de nouveau à ce qu'elle fut... il y a longtemps !
J'étais fière de lui !
Ça s'est un peu gâté quand le Mousse a raconté au Premier Matelot avec l'innocence de son âge (il ignore que, magicienne que je suis, je comprends toutes les langues humaines !) que c'était en réalité Elke, mon ancienne maîtresse, qui avait fait faire ce nouveau panneau. L'ancien, fameusement décati, n'était plus trop étanche.
Enfin, nul n'est parfait !
Une fois ma nouvelle porte d'entrée mise en place (malgré mon grand âge, du beau bois bien assemblé, ça me convient quand même beaucoup mieux !), mon nouveau capitaine a décidé de s'attaquer - pour voir, comme il dit - à mon fond de teint.
N'écoutant que son expérience, il a agrippé un vieux fond de Cif ammoniacal de son enfance, une vieille éponge, un peu d'eau dans le seau et hop, une bonne dose d'huile de coude !
Ça chatouillait à peine, c'était même agréable de se faire étriller gentiment. Parce que, quand il le faut, il a la main douce, mon nouveau capitaine... Demandez à l'Amiral !
À peine une minute plus tard, le résultat était là :
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Ensuite, ils ont tout vidé !
En commençant par le coffre avant, qui sert à la fois de puits à chaîne et de compartiment pour les bouteilles de gaz. Puis la cabine avant, ma « salle d'eau » et la penderie.
Sont venus ensuite la cambuse, les coffres sous les banquettes du carré et les petits rangements sous les planchers du carré, le coin navigation et la descente.
Pour terminer par le coffre bâbord du cockpit et le coqueron arrière, dont la cloison qui le sépare d'avec le compartiment moteur est sérieusement malade (un point de plus à porter sur la LICAF (abréviation pour LIste des Choses À Faire, déjà fort longue !).
Entre ce qui a directement fini à la poubelle et ce qui a été chargé dans le fourgon, c'est un véritable inventaire à la Prévert que je transportais là !
Avec des choses que j'avais complètement oublié, comme ces trois petites Matchbox sans roues ou bien encore 4 filtres à café pliés en 3 dans le 2e équipet de la cabine 1...
Pour finir, ils ont déposé toutes les portes à glissière des rangements de la cambuse, enlevé les couvercles de tous les coffres placés sous les banquettes, la couchette double de la cabine avant et la couchette cercueil...
C'est quand même impressionnant le volume de rangement que peut recéler une coque de 9 m de long !
Ils ont alors extirpé du fourgon blanc, rempli de tout ce qu'ils avaient décidé de garder, un gros aspirateur jaune de chantier, prêté par un voisin.
Aidé de son immense tuyau et avec un bruit impressionnant, ils ont impitoyablement traqué poussière, sable, gravillons, toiles et nids d'araignée (Stevensweert est semble-t-il l'endroit sur terre qui s'enorgueillit de la plus importante production d'arachnides de l'hémisphère nord !) jusque dans les moindres recoins de ma carène. Tout ça a fini dans son gros ventre rond.
Maintenant, je n'ai plus honte d'accueillir du monde !
Comme c'est un gentil, mon Capitaine a décidé de récompenser son équipage.
« Allez, on va promener le nid ! » lance-t-il au Premier Matelot et au Mousse, médusés.
C'est vrai ! Le nid des corneilles trône toujours au sommet de mon fier mât en aluminium.
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Comme je ne suis pas très moderne, la procédure de démarrage de mon moteur date du bon vieux temps où la technique était encore un exercice manuel. Pour Nanni, c'est pas à la manivelle, mais presque.
Pendant que Nanni chauffe, le Capitaine explique la manœuvre, attribue à chacun son poste, et l'équipage largue enfin mes amarres.
Simultanément, le Capitaine enclenche la marche arrière et, la barre à bâbord (il connaît le coup du pas d'hélice...), donne un grand coup de moteur pour lancer le recul.
Une fois fois la panne au travers du tiers avant, le Capitaine place la barre sur tribord pour bien arrondir le passage et se dégager du box. Un appareillage dans les règles. Apparemment, c'est comme le vélo, ça ne s'oublie pas...
Promener le nid de pie...
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Sauna
De la pointe de la cabine avant jusqu'au fond de la couchette cercueil, mes vaigrages et toutes les surfaces de mon intérieur mis à nu ont été impitoyablement « vaporisés ».
Si ça a parfois chauffé, c'était pourtant bien agréable !
Et je ne vous parle pas de la quantité impressionnante de « chaussettes noires » que le Capitaine et l'Amiral ont ensuite ramenées dans les petites carrioles jusqu'à leur voiture.
Mais vaillant comme tous les capitaines, il n'a rien dit à personne de sa faiblesse et m'a enfin débarrassée, après de belles suées, de cet « ornement » déshonorant... pour moi comme pour lui !
Depuis, je suis de nouveau un vrai voilier.
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